L'Humanité,  20 Juillet 2001 - TRIBUNE LIBRE

LETTRE AUX INDECIS DE LA FORÒT EUROPE

Par le capitaine Gert dal Pozzo*

Frères et sours,

Au mois de juillet à Gênes se tient la Diète des grands de la Terre. Huit seigneurs du monde réunis pour banqueter et décider de l'avenir de tous. Aucun de nos arguments n'ira s'asseoir avec eux, pourtant nos vies, elles, restent accrochées au fil de leurs décisions. Aussi, sans invitations, nous irons là pour faire entendre nos désirs et nos idées. Pour nous accueillir, nous trouverons des murailles et des armées. Ils nous ordonneront de nous disperser. Nous désobéirons.

Pourquoi ? Est-ce que nous le ferons pour nous-mêmes ? Est-ce que nous le ferons parce que nous le croyons juste ? Est-ce que nous le ferons parce qu'il n'y a pas d'autre choix ? Moi, je vous dis que le motif n'a aucune importance. Au moment des décisions, quand l'histoire s'accomplit, ce qui compte, c'est d'y être, rester sur le champ et prendre sa propre part. Combien de fois, ces dernières années, nous sommes-nous sentis inutiles, affaiblis par notre nombre insuffisant ou par notre isolement ? Combien de fois nous sommes-nous perdus en longs conciles qui ne débouchaient sur rien ? Combien de fois avons-nous pensé que David ne trouverait jamais la fronde pour abattre Goliath ? Combien de fois avons-nous cru qu'aucun de nos efforts ne pourrait jamais changer le cours des choses ?

Parfois, il nous arrive de nous regarder dans la glace et de nous laisser aller au découragement devant la naïveté et la bêtise de ces rêveurs pathétiques qui cherchent un sens à leur propre vie. Les plus tourmentés d'entre nous se posent des questions : " Est-ce que, hormis moi-même, tout cela sert à quelque chose, est-ce que je ne suis pas en train de m'abuser moi-même et me consoler parce que je suis du bon côté ? " Mais ces questions, tout comme les divisions rhétoriques et les discussions sur les idées, sont trop souvent le moyen de fuir, pour faire une coupure, lorsque les choses ne vont dans le sens que nous imaginons ou qu'elles ne nous conviennent pas.

Le moment est venu de nous débarrasser de tous ces tourments. Quelque chose est en train de se passer maintenant. Peut-être cela n'ira pas dans le sens que nous imaginons. De toute façon, nous n'avons pas de boule de cristal. Mais une chose est sûre : quelque chose va survenir. Et quand les événements se passent, que nous y participions ou non n'est pas indifférent.

Quelque chose de nouveau commencera à Gênes. Il n'y aura pas de ciel ou de terre nouveaux, mais une multitude capable d'imaginer des mondes différents de celui-ci. Réussir à les penser, au-delà du cercle étroit des frères et des camarades, mais les penser par dizaines, par centaines de milliers, ce n'est pas la même chose que de partir en vacances.

Si nous allons là pour imaginer un monde différent, c'est bien. Parce qu'on veut nous réduire à l'uniformité d'un destin triste. Si nous allons là pour ne pas nous ennuyer, je dis que c'est bienvenu. Parce que la politique de l'ennui engendre l'impuissance de penser quelque chose de mieux pour nos vies. Si nous allons là pour voir ce qui arrive, très bien. Voir avec nos propres yeux une multitude qui surgit contre la tyrannie, ce n'est pas un spectacle quotidien. Et c'est quelque chose qui change la vie.

Quand une armée paisible de dizaines de milliers de gens prendra d'assaut les huit hommes les plus puissants du monde, elle le fera aussi pour les milliards de gens qui ne pourront pas être avec nous à Gênes. Pas en leur nom, mais ensemble, avec eux. Nous, nous pouvons le faire. Nous pouvons y être. Ceux qui ne viendront pas alors qu'ils pourraient, regretteront leur absence un jour.

Nous serons là pour avancer. Pas contre les bataillons et les armées, mais au-delà d'eux. Les batailles de clocher ne nous intéressent pas, nous ne devons pas vaincre leurs forces armées, mais montrer qu'aux seigneurs du monde, il ne reste que cette force-là. Car la raison, ils l'ont perdue depuis un bout de temps. Nous ne pouvons que gagner cette guerre. Et nous la gagnerons sur le champ de bataille.

En attaquant ce mur. Avec des dirigeables, des ballons, des avions de papier, nous creuserons un passage, nous le percerons de quelques centimètres pour laisser passer au travers notre colère et notre espoir. Il y a des moments dans l'histoire dans lesquels la justice et la liberté sont aussi des problèmes de centimètres. Ce petit passage sera un signe. Ce sera une percée au poste de douanes des exclusions. · travers cet interstice, nos frères et sours immigrés, exclus d'une vie digne ; passeront. Les quatre-cinquièmes de l'humanité, relégués dans les zones de pauvreté et de guerre, passeront ; la Terre qui ne se résigne pas à l'idée de crever passera ; nous, avec nos vies précaires et d'exploités, nous passerons. Notre : " Maintenant, ça suffit ! " passera.

Nous serons leur pire cauchemar. Il n'y a pas de zone rouge qui puisse protéger les responsables de la misère. Il n'y a pas de citadelles fortifiées dans lesquelles ils puissent se barricader. Le monde ne sera jamais assez grand pour qu'ils puissent trouver un trou dans lequel se cacher. C'est à nous de démontrer tout cela à Gênes, les 19, 20 et 21 juillet de l'an 2001.

Texte traduit de l'italien par

Thomas Lemahieu

* *Le capitaine Gert dal Pozzo est le héros de L'Oil de Carafa (Seuil, avril 2001), écrit sous le pseudonyme de Luther Blissett par quatre écrivains italiens, militants au sein des " Tute Bianche ".